Présentation
Qu’elle qu’ait pu être la sévérité de la répression au Sénégal contre les opposants, et le fait que le régime politique sénégalais ait lui-même généré son propre lot de prisonniers et d’exilés, le pays, n’en a pas moins accueilli les opposants de pays voisins. Dakar a fonctionné, de l’indépendance aux années 1990, comme une ville refuge pour des femmes et des hommes venus d’Haïti, du Maroc, du Mali, de Guinée, de Guinée-Bissau, etc. Certains avaient occupé de hautes fonctions politiques dans leurs pays, d’autres étaient des intellectuels, des artistes, des journalistes. Leur présence à Dakar a contribué à faire de la capitale sénégalaise un véritable espace transnational, vecteur du panafricanisme, plaque tournante des idées et des récits.
En croisant les sources (archivistiques, orales, littéraires, photographiques…), ce panel s’intéressera aux connexions et aux réseaux mobilisés par ces personnes en exil : pourquoi se tourner vers Dakar plutôt qu’Abidjan ? Des attaches familiales forgées au fil de l’histoire des circulations transrégionales, des réseaux militants anticoloniaux, des liens professionnels peuvent constituer autant de leviers de mobilité qu’il s’agira d’éclairer. Les conditions d’accueil proposées par Senghor (un emploi, un logement) ont également pu orienter les routes de l’exil et contribué à forger des sociabilités cosmopolites que ce soit à l’université, dans les quartiers résidentiels des SICAP ou dans les entreprises culturelles et artistiques créées par les exilés. Ce panel invite ainsi à explorer la vie quotidienne, tant matérielle qu’affective, et les liens d’amitiés qui fédèrent ces familles exilées dont témoignent leurs correspondances personnelles ainsi que leurs collaborations artistiques et culturelles, contribuant à forger un univers culturel sénégalais foisonnant, ouvert à toutes les influences transnationales et transimpériales. Comment le foyer dakarois se connecte-t-il aux autres pôles panafricains (Alger, Accra, Le Caire, Conakry, Dar es Salaam, Casablanca…) ? Comment le gouvernement sénégalais régule-t-il aussi ces populations (avec des politiques d’accueil mais aussi d’expulsions, notamment de militants européens) ? Il s’agira d’analyser l’ambiguïté d’un régime qui jusqu’en 1974 produit des exilés tout en accueillant celles et ceux de pays voisins.
Coordination: Elara Bertho et Ophélie Rillon
Dakar, ville refuge pour les Guinées (1960-1980) : à partir des dossiers de l’école de police de Dakar par Elara Bertho
Cette étude explore le rôle de Dakar comme refuge pour les Guinéens sous la Première République de Sékou Touré (1958-1984). Les archives des Renseignements généraux sénégalais révèlent que les Guinéens étaient étroitement surveillés, avec des notes de renseignement documentant les vagues de migrations saisonnières, les exilés politiques, les intellectuels et les petits commerçants. L’analyse examine les tensions diplomatiques entre la Guinée et le Sénégal dans le contexte de la Guerre froide, mettant en lumière les périodes d'oppositions et de réconciliations. Elle suit également des trajectoires d'intellectuels guinéens ayant trouvé refuge à Dakar, tels que Djibril Tamsir Niane et Camara Laye. Enfin, l'étude met en évidence un cas atypique reliant des événements "faits divers" entre la Guinée et le Sénégal, symbolisant les tensions complexes entre les deux nations.
Dakar métisse et lusophone ? par Ana Carolina Coppola
Roland Colin, auteur de "Sénégal notre pirogue", a mis en lumière les dilemmes de Léopold Séda Senghor face au métissage, décrivant un homme tiraillé entre ses convictions et la difficulté à les concrétiser pleinement. Senghor, figure majeure de la négritude, revendique ses origines métissées, alliant des racines chrétiennes, sérères et portugaises. Bien que fervent défenseur de l'idée de métissage, il n'a pas toujours réussi à en incarner la vision harmonieuse qu'il aspirait à créer. Cette communication explore les enjeux du métissage chez Senghor à travers son projet de communauté luso-afro-brésilienne, examinant son intérêt pour le lusotropicalisme de Gilberto Freyre, une théorie valorisant l'harmonie entre les cultures colonisées et portugaises. Elle analyse les ambiguïtés de ce métissage, oscillant entre discours anticolonial et soutien implicite à des rapports de force inégaux. Elle prend appui sur des sources numérisées à Dakar, notamment aux Archives Nationales du Sénégal, et retrace les relations de Senghor avec des intellectuels lusophones et francophones, mettant en lumière l'impact de ses idées entre les années 1960 et 1980.
De Port au Prince à Dakar, trajectoires d'écrivains haïtiens, entre exil et retour sur la terre des ancêtres par Céline Labrune Badiane
L’arrivée au pouvoir de Duvalier en Haïti à la fin des années cinquante pousse de nombreux haïtiens à l’exil vers les Etats-Unis, le Canada, l’Europe et dans une moindre mesure, vers le continent africain. Peu de temps après l’indépendance du Sénégal, Senghor accueille quelques-uns de ces migrants originaires de la «première république noire ». Par cette initiative, comme il le fera en organisant le Festival mondial de arts Nègres en 1966, le président du Sénégal projette de démontrer la solidarité du monde noir et l’unité de l’Afrique et de sa diaspora.
Dans le cadre de cette communication, il s’agit de reconstituer les trajectoires de ces écrivains haïtiens, qui passent souvent par d'autres lieux avant d'atterrir à Dakar, et ainsi de saisir les raisons qui les poussent à choisir le Sénégal, les représentations qu'ils s'en font, les conditions de leur accueil, ainsi que leurs expériences et les relations qu'ils nouent avec les Sénégalais.
Exilés guinéens entre Dakar et Abidjan par Céline Pauthier
Dans les années 1960-1970, de nombreux Guinéens ont quitté leur pays pour des raisons politique et économiques sous le régime de Sékou Touré. En 1984, on estime que deux millions de Guinéens vivaient à l'extérieur, soit près de la moitié de la population de 1983. Ces exilés se sont principalement installés dans les pays voisins d'Afrique de l'Ouest comme la Côte d'Ivoire, le Sénégal, le Liberia, la Sierra Leone, le Mali et la Guinée-Bissau, mais aussi en Europe et en Amérique du Nord.
Cette communication explore les motivations politiques de ces exilés, les difficultés de sortir d'un pays aux frontières strictement surveillées, et les politiques des pays d'accueil. En utilisant des enquêtes orales, des témoignages et des archives, elle retrace les parcours de ces exilés et analyse le rôle des réseaux familiaux, le choix des pays d'accueil, et les stratégies d'intégration. Elle examine également comment ces diasporas ouest-africaines ont navigué dans un contexte de nationalismes parfois conflictuels et comment la citoyenneté est vécue loin de la patrie.
Familles militantes maliennes et burkinabè en exil à Dakar (années 1970-1980) : entre intime et politique par Ophélie Rillon
Au lendemain du coup d’État militaire au Mali de 1968 puis de celui de Thomas Sankara au Burkina en 1984, des militantes et militants de ces deux pays prennent la route de Dakar et s’y installent en famille. Les présidents Senghor et Diouf offrent un accueil paradoxal à ces familles d’opposants « révolutionnaires » ou « marxistes » qui ne partagent pas toujours les choix politiques des dirigeants sénégalais. Cette recherche souhaite ainsi explorer les sociabilités militantes en exil et la façon dont se réagence la vie de ces opposant·es (tant familiale que politique) loin de leurs pays.
Quelles relations militantes, intellectuelles, affectives se nouent avec les autres diasporas en exil et avec les militant·es du Sénégal ? Comment construire la lutte depuis l’extérieur ? Comment se renégocient la division sexuée du travail militant et familial en contexte d’expatriation ? En partant de l’étude de quelques trajectoires familiales, cette communication vise à explorer les connexions militantes ouest-africaines à partir d’une échelle locale (la ville de Dakar) et intime (les relations affectives et familiales).